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Hérault
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| 10/11/2017

Mohed Altrad : confidences d’un patron hors norme

In­vité d’hon­neur du Forum Des­ti­na­tion In­ter­na­tio­nal, or­ga­nisé (le 9/11) à Tou­louse par la CCI Oc­ci­ta­nie et CCI In­ter­na­tio­nal Oc­ci­ta­nie : l’homme d’af­faires Mohed Al­trad, qui di­rige le groupe mont­pel­lié­rain Al­trad (39.000 sa­la­riés, CA : 3,1 Md€, ex­cé­dent brut d’ex­ploi­ta­tion : 400 M€). Confi­dences au long cours et sans tabou de la 30e for­tune de France.

Son en­fance. « J’ai grandi dans le dé­sert sy­rien. Quand j’étais en­fant, j’avais l’in­tui­tion que l’école se­rait ma porte de sor­tie. Plus tard, j’ai eu la chance de venir étu­dier en France. J’avais reçu une bourse d’étude et j’avais choisi la France. Pour­quoi ce pays ? Parce que j’avais lu un texte de Flau­bert et un por­trait du Gé­né­ral de Gaulle, qui m’avaient pro­fon­dé­ment mar­qué. J’ai com­mencé à aimer la France sans la connaître. Avec la France, c’était une re­la­tion presque in­time, amou­reuse. C’est comme ça que je suis ar­rivé à la fa­culté de Mont­pel­lier. Mon ar­ri­vée a été la­bo­rieuse, hos­tile. J’avais cette ma­lé­dic­tion sup­plé­men­taire d’être consi­déré comme Al­gé­rien, quelques an­nées après l’in­dé­pen­dance. Jeune, il faut ac­cep­ter cette fa­ta­lité. Ce n’est pas vous qui allez chan­ger la France, mais c’est vous qui allez chan­ger pour la France. Il faut ad­mettre cette équa­tion. Quand on ar­rive en France, on dé­couvre beau­coup de choses : la culture, le cli­mat, la nour­ri­ture. Et on ap­prend le Fran­çais. J’avais une rage ter­rible de vaincre la langue fran­çaise, qui n’est pas la mienne. »

Les dé­buts dans le bu­si­ness. « Après mes études, j’ai tra­vaillé chez Al­ca­tel, puis chez Thom­son. En­suite, je suis re­parti 4 ans en Orient, pour tra­vailler dans le pé­trole. Puis je suis re­venu en France, où j’ai créé l’une des pre­mières so­cié­tés dé­ve­lop­pant des or­di­na­teurs por­tables. C’était une sorte de start-up. Au bout d’un an, je l’ai re­ven­due. Avec le fruit de la vente, j’ai créé le groupe Al­trad. »

Le groupe Al­trad. « J’ai ra­cheté une pre­mière ac­ti­vité d'écha­fau­dages à la barre du tri­bu­nal de com­merce. Je l’ai re­dres­sée. Puis je l’ai dé­ve­lop­pée sur le plan ré­gio­nal, na­tio­nal et in­ter­na­tio­nal. À l’époque, le plus dur, c’était les banques. Au­jour­d’hui, ce sont mes amies. Mais à l’époque, j’étais un arabe qui avait fait de l’in­for­ma­tique et qui avait re­pris une en­tre­prise d’écha­fau­dage dont per­sonne ne vou­lait. Un cock­tail qui fai­sait peur aux plus cou­ra­geux des ban­quiers. Je de­vais me di­ver­si­fier et ex­por­ter. Au­jour­d’hui, notre ac­ti­vité liée au sec­teur du bâ­ti­ment ne re­pré­sente plus que 15 % de notre CA glo­bal. Le côté cy­clique a dis­paru. Et nous sommes de­ve­nus n°1. »

Les va­leurs du groupe. « Nous sommes par­tis de la no­tion, cen­trale, de di­ver­sité cultu­relle. Consi­dé­rer que l’autre est ca­pable d’ap­por­ter des choses. Nous avons mis en place une charte qui in­siste sur cet as­pect mul­ti­cul­tu­rel. Nous avons mis en avant des va­leurs, comme celles de la so­li­da­rité, de la convi­via­lité, du cou­rage, de l’ex­cel­lence. La per­fec­tion n’existe pas. On ne peut pas être par­fait. Par contre, on peut être ex­cellent. »

L’in­ter­na­tio­nal. « L’ex­port, c’est un état d’es­prit. En­trer en contact avec le client et lui pro­po­ser quelque chose qui cor­res­pond vrai­ment à ses at­tentes, à un prix qui colle à la qua­lité de ce qu’on lui pro­pose. C’est simple, il faut faire le pro­duit que le client veut. Si on vient en di­sant : “Chez moi, ça marche, donc ça va mar­cher par­tout dans le monde”, ça ne fonc­tion­nera pas. Il faut tou­jours cher­cher à com­prendre la culture du pays où on se trouve. Toutes nos fi­liales à l’étran­ger sont d'ailleurs gé­rées par des gens du pays en ques­tion. »

Le rugby. « Avant 2011, je n’étais ja­mais allé voir un match de rugby à Mont­pel­lier. Un soir, on m’ap­pelle en me di­sant : “On a un pro­blème, il faut nous aider sinon le club va dé­po­ser le bilan”. Je l’ai fait. Pour­quoi ? Parce ce tout ce que j’ai fait, je l’ai fait à Mont­pel­lier. Je de­vais sau­ver le club. Gérer un club de rugby était un mé­tier nou­veau pour moi. Il fal­lait trou­ver un mo­dèle éco­no­mique. Tous les clubs perdent de l’ar­gent. Il faut donc chan­ger tout ça, mais je me heurte à des gens qui n’ont pas envie de m’écou­ter. Que vend-on ? Quel est notre pro­duit ? Il faut com­men­cer par le com­men­ce­ment. À Mont­pel­lier, le club fai­sait 14 M€ de CA. Main­te­nant, on fait 26 M€. Mais je me heurte au­jour­d’hui à la gou­ver­nance lo­calo-lo­cale qui re­fuse de me vendre le stade, dont j’ai pour­tant be­soin pour dé­ve­lop­per le club. »

Af­faire La­porte (le pré­sident de la Fé­dé­ra­tion fran­çaise de rugby est soup­çonné de fa­vo­ri­tisme en­vers le club mont­pel­lié­rain). « Il y a un feuille­ton mé­dia­tique en ce mo­ment, c’est vrai. La­porte, le pre­mier contact que j’ai eu avec lui, c’était en 2016. Le par­cours de cet homme m’avait in­ter­pellé. Je suis donc allé le voir et je lui ai de­mandé de par­ler à mon co­mité de di­rec­tion, contre ré­mu­né­ra­tion, avec plu­sieurs in­ter­ven­tions, pour l’image. Nous avions le droit de faire cela. Tout a été fait dans la lé­ga­lité. La presse parle beau­coup de tout ça en ce mo­ment. Mais d’ici à la fin du mois, nous de­vrions avoir les conclu­sions de l’en­quête. Est-ce que vous ima­gi­nez que j’aie noué contact avec La­porte pour qu’un an et demi plus tard, il in­ter­vienne pour di­mi­nuer une sanc­tion dis­ci­pli­naire ? C’est n’im­porte quoi. Mais ça nour­rit la presse, qui a be­soin d’écrire… »

L’ave­nir. « Une des er­reurs des chefs d’en­tre­prise, c’est de se fixer des ob­jec­tifs dans le temps. Ça peut être une contrainte. Si vous avez la chance de pou­voir conti­nuer l’aven­ture, et pour­quoi pas de ser­vir de mo­dèle, alors il faut le faire. Avoir comme ob­jec­tif l’ar­gent, ce n’est pas suf­fi­sant. Il faut ajou­ter d’autres couches à son par­cours, à sa réa­li­sa­tion. Al­trad, c’est la plus belle réus­site fran­çaise des 25 der­nières an­nées. Et il n’y a pas de rai­son que ce dé­ve­lop­pe­ment ne puisse pas conti­nuer. »

Le ca­pi­tal d’Al­trad. « J’ai conservé 80 % du ca­pi­tal du groupe, grâce à sa ren­ta­bi­lité. Sur nos pro­duits, nous pou­vons gé­né­rer beau­coup de marge, qui est en­suite re­cy­clée dans l’en­tre­prise. Au­jour­d’hui, nous avons une dette de l’ordre de 500 M€. C’est beau­coup, mais nous pou­vons la ré­gler en une année, donc ce n’est pas un pro­blème. La pre­mière fois que j’ai de­mandé un em­prunt à une banque, c’était 30.000 francs, et la ré­ponse était non. Et main­te­nant, quand j’ai je de­mande 500 M€, on me dit : “Bien sûr, Mon­sieur Al­trad” ».

Alexandre Léoty / leoty@​lalettrem.​net